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Les femmes asiatiques face à l’objectification sexuelle et au fétichisme

Photo Courtesy of Pexels.
Photo à titre d'illustration uniquement, la personne représentée est un mannequin.
Frankie, 26 ans, se souvient encore de la fois où un homme l'a abordée à un arrêt de bus et lui a demandé : "Combien tu prends ? Combien pour une pipe ?" Elle avait 16 ans à l'époque. "J'avais tellement peur", se souvient-elle. "J'étais seule. Je me suis dit : 'Attends, est-ce qu'il va me kidnapper ? Est-ce qu'il va me traîner dans sa voiture ?'"
Ce fut l'une de ses pires expériences de harcèlement de rue. "Je suis née et j'ai passé toute ma vie ici", explique Frankie, qui est d'origine thaïlandaise et britannique. "Je connais ce quartier comme ma poche. Je me suis dit : "Je ne peux même pas me sentir en sécurité dans le quartier que je considère comme chez moi ?". Cela s'est reproduit alors qu'elle se promenait avec son père. "Ce type s'est approché de mon père et lui a lancé : 'Combien t'as payé pour ta femme ?'". 
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Ces anecdotes peuvent vous choquer si vous n'êtes pas une femme asiatique. Mais pour beaucoup d'entre nous, ce type de harcèlement n'est que trop familier - les tweets d'incitation à la haine anti-asiatique en octobre dernier et les fusillades dans les spas d'Atlanta en mars ont fait resurgir des peurs et des angoisses longtemps enfouies autour de la misogynie raciste et de l'objectification. 
Les tueries d'Atlanta - au cours de laquelle six femmes d'origine asiatique ont perdu la vie - a été la pointe très visible de la vague de haine anti-asiatique qui a frappé l'Europe, l'Amérique, l'Australie et le Royaume-Uni. Selon un sondage réalisé en avril par le Pew Research Center, 81 % des Américains d'origine asiatique affirment que les violences à leur encontre sont en hausse aux États-Unis. Dans un article de recherche sur le racisme anti-asiatique publié par la revue European Societies, 32,8 % des personnes interrogées affirment avoir subi "au moins un acte discriminatoire" depuis janvier 2020.
Il est compréhensible que l'attention se soit concentrée sur ces incidents haineux et violents. Mais de nombreuses femmes affirment que les événements d'Atlanta sont inextricables de notre hypersexualisation quotidienne - ce qui est devenu apparent lors de la désormais célèbre conférence de presse qui a suivi la fusillade, au cours de laquelle un capitaine de police a affirmé que le tireur souffrait d'une "dépendance sexuelle" et que les spas étaient une source de "tentation... qu'il voulait éliminer".

L'histoire des femmes d'Asie de l'Est et du Sud-Est a toujours été marquée par leur "altérité". Très souvent, ces femmes sont hypersexualisées et considérées comme des objets - elles sont aussi vues comme obéissantes ou soumises.

Dr Sarah Liu
"Cela joue véritablement sur le stéréotype que les gens ont souvent des femmes d'Asie de l'Est", explique le Dr Sarah Liu, maître de conférences en genre et politique à l'Université d'Édimbourg, à propos de ces remarques. "L'histoire des femmes d'Asie de l'Est et du Sud-Est a toujours été marquée par leur "altérité". Elles ne sont pas considérées comme des citoyennes ordinaires ou comme n'importe quelle autre femme blanche. Très souvent, ces femmes sont hypersexualisées et considérées comme des objets - elles sont aussi perçues comme obéissantes ou soumises".
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C'est une réalité que Jess, 33 ans, ne connaît que trop bien. "J'ai vu comment les hommes blancs - pas seulement les hommes blancs, mais les hommes non-asiatiques - considèrent les femmes asiatiques comme soumises, plus dociles que les autres, comme ce stéréotype de la petite fleur de lotus fragile et délicate", explique l'artiste et designer basée à Londres. 
Jess décrit un "sentiment d'altérisation juste parce qu'on est asiatique". Les commentaires qu'elle a reçus sur la texture de ses cheveux et de sa peau - et des remarques plus explicites comme "les femmes asiatiques ont le vagin serré" - la mettent sur les nerfs. "Cette façon dont les gens se permettent de faire des commentaires sur votre corps. En surface, on peut se dire que ce n'est rien de grave, mais les commentaires sont tellement nombreux... On a l'impression d'être fétichisées".
Cette fétichisation, explique Jacqueline Wallace de End the Virus of Racism, un groupe de défense des personnes ESEA (East and Southeast Asian) au Royaume-Uni, remonte à des siècles de colonialisme et de conquête impériale. "Si nous observons comment des pays occidentaux comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne ont colonisé des pays asiatiques, ces pays ont tous été affectés par la question de la suprématie blanche... Je pense qu'il est important d'analyser cette histoire pour comprendre comment la discrimination peut encore avoir lieu aujourd'hui". 
La présence militaire en Asie de l'Est et du Sud-Est a conduit les soldats à traiter avec condescendance les travailleuses du sexe locales et à alimenter le discours selon lequel les femmes asiatiques "n'existent que pour servir l'homme blanc", explique Wallace - un stéréotype qui a prospéré dans les films et les comédies musicales d'Hollywood comme Full Metal Jacket et Miss Saigon.      
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Les questions de genre et raciales intersectent d'une manière qui rend les femmes asiatiques particulièrement vulnérables à la violence. Un rapport de Stop AAPI Hate sur les crimes haineux commis à l'encontre des Américain·es d'origine asiatique entre mars 2020 et février 2021 a révélé que 68 % des victimes étaient des femmes. Dans le cas de la fusillade d'Atlanta, dit Wallace, le sexe, l'origine et la classe sociale des victimes se sont combinés de manière à les rendre particulièrement vulnérables. 
"Il y a un énorme stigmate attaché aux salons de massage qui sont vus comme des lieux de prostitution", dit-elle. Bien qu'il n'y ait pas eu de confirmation que ces femmes étaient des travailleuses du sexe - et personne ne devrait les blâmer ou les diaboliser pour travailler dans un endroit où ce genre de stigmate est attaché - malheureusement, cela a conduit le tireur à la conclusion qu'[elles] n'étaient que des objets sexuels qu'il devait "éliminer"."

Si nous observons comment des pays occidentaux comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne ont colonisé des pays asiatiques, ces pays ont tous été affectés par la question de la suprématie blanche... Je pense qu'il est important d'analyser cette histoire pour comprendre comment la discrimination peut encore avoir lieu aujourd'hui.

Jacqueline Wallace
Ce préjugé contre les travailleur·euses du sexe et celles et ceux qui sont perçu·es comme tel·les est connu sous le nom de "putophobie" et existe depuis des siècles. Dès le XIXe siècle, ajoute le Dr Liu, le Page Act de 1875 interdisait aux femmes chinoises d'entrer aux États-Unis par crainte qu'elles ne se livrent au commerce du sexe et ne propagent des maladies. Mais, selon elle, on peut remonter encore plus loin, jusqu'au boom européen de "l'art oriental" après la première guerre de l'opium, pour voir que "l'objectivation sexuelle des femmes asiatiques est omniprésente". 
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"On trouve des cartes postales, des images et des objets décoratifs représentant des femmes asiatiques, dès les années 1800", explique-t-elle. "Toutes ces troupes venant de pays européens se rendent en Chine et passent par la route commerciale ; c'est probablement l'une de leurs premières expositions aux femmes asiatiques, ce qui crée ce désir bourgeois pour l'art oriental et les objets de collection - et c'est ainsi que les femmes deviennent l'un de ces objets de collection". 
Cet état d'esprit de collectionneur ne rappelle que trop la façon dont certains hommes traitent les femmes asiatiques aujourd'hui, jusque dans le domaine amoureux - un domaine où l'on pourrait penser que les gens essaient de faire bonne impression ou de se comporter au mieux. Quand je rencontre quelqu'un, je demande carrément : "Tu es déjà sorti avec une femme asiatique ?", raconte Amanda, 29 ans, designer à Stockholm. "Quand on me répond : 'Tu es ma première !'", ajoute-t-elle, "je peux entendre ce sentiment d'accomplissement dans leur voix, comme si j'étais un objet à collectionner". 
En réalité, toutes les femmes auxquelles j'ai parlé ont fait l'expérience de rencontres avec des garçons ou des hommes qui semblaient particulièrement - ou exclusivement - intéressés par le fait de sortir avec une personne asiatique. Jess, qui a grandi dans une "ville très blanche" du nord-est de l'Angleterre, raconte que, par défaut, elle est principalement sortie avec des garçons blancs. "Après notre rupture, je remarquais qu'ils ne sortaient qu'avec des filles asiatiques", dit-elle. "D'ailleurs, un de mes ex sort maintenant avec une fille asiatique et vit en Asie". 
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Amanda raconte qu'un jour elle a carrément demandé à un ex s'il avait la "fièvre jaune" parce que toutes ses relations à long terme avaient été avec des femmes asiatiques. "Il était catégorique : rien à voir", dit-elle. "Il m'a dit : 'Non, ce sont les femmes asiatiques qui sont attirées par moi'." Quand elle a jeté un oeil plus tard la liste de ses followers sur Instagram, elle a réalisé qu'il suivait principalement des mannequins IG asiatiques.
Il peut être facile de minimiser ces incidents et de penser qu'il ne s'agit là que de conséquences malencontreuses d'être une femme asiatique dans un pays occidental. Qu'y a-t-il de mal à avoir une préférence amoureuse, de la même manière que certain·es préfèrent les blondes ? Qu'y a-t-il de mal à être complimenté·e sur son physique ? Mais il ne s'agit là que de l'aspect le plus marginal de formes plus insidieuses d'objectivation raciale qui poursuivent les femmes tout au long de leur vie, et ce dès l'enfance. 
Frankie se souvient de quand elle était au lycée, dans les années 2000, alors que les anime japonais et le hentai commençaient à gagner en popularité dans son groupe d'âge. Elle se souvient de garçons qui la regardaient avec insistance en classe : "Est-ce qu'elle est cochonne ? Est-ce qu'elle porte cette tenue d'écolière ? Ils vous regardent comme des chiens, comme s'ils avaient faim". L'expérience, dit-elle, était incroyablement dégradante. "Vous avez juste l'impression d'être réduite à un objet".

Est-ce qu'elle est cochonne ? De quoi elle aurait l'air dans cette tenue d'écolière ? Ils vous regardent comme des chiens, comme s'ils avaient faim. Vous avez juste l'impression d'être réduite à un objet.

frankie
Jess confie redouter la levée du confinement et de devoir sortir. "Avec toute la haine anti-asiatique et les fusillades d'Atlanta, je me suis sentie tellement anxieuse et nerveuse à l'idée de devoir affronter le monde", dit-elle. "Quand on me fait des remarques, c'est souvent à caractère sexuel et racial. Ce n'est pas seulement 'Hey mademoiselle', c'est 'ni hao ma' et 'konnichiwa'. J'angoisse à l'idée de devoir sortir quand il y a beaucoup de monde". Elle envisage d'apprendre le Krav Maga pour pouvoir se défendre. 
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Comme beaucoup de femmes asiatiques, je me suis également retrouvée face à cette objectification. Je ne peux parler qu'en mon nom lorsque je dis que les trahisons intimes sont particulièrement douloureuses - celles qui se produisent lors d'un rendez-vous ou en couple, lorsqu'on découvre que des amants ou des partenaires potentiels sont (peut-être même ouvertement) intéressés par vous juste en raison de votre couleur de peau. 
"Ce n'est pas pour rien que l'on appelle cela la sexualisation", explique le Dr Liu. "Cela signifie que les gens ne se soucient pas de ce que vous avez dans la tête ou d'autres parties de votre corps.... Il s'agit simplement d'hypersexualiser les femmes et de les traiter comme des objets - des choses avec lesquelles vous pouvez jouer et faire des choses, mais rien de plus".
Il est difficile d'expliquer à quel point cela peut être blessant si vous n'en avez jamais fait l'expérience. Nous voulons tous·tes être traité·e comme un être complet, unique dans ses capacités et ses perspectives. Être réduit·e à un stéréotype - aussi flatteur soit-il - est profondément déshumanisant. Comme le dit Amanda : "Ça me fatigue. C'est presque comme si on devait avoir un filtre supplémentaire pour vérifier qu'ils ne s'intéressent pas à nous à cause de nos origines".
Après avoir parlé à des femmes pour cet article, j'ai cherché un de mes ex sur Facebook. Après notre rupture, il était sorti avec l'une de mes amies proches de l'époque, elle aussi asiatique. À ce moment-là, je n'ai rien pensé du fait qu'il sorte avec une autre femme asiatique ; j'étais plus blessée qu'il sorte avec une amie. 
En parcourant son profil, quelques photos de mariage ont attiré mon attention. On pouvait l'y voir rayonnant de bonheur, tout comme sa nouvelle épouse, que je ne reconnaissais pas. La mariée, vêtue de blanc, était tout simplement magnifique. Elle était aussi, sans surprise, asiatique.

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